L'île d'or
Création collective du Théâtre du soleil Sous la direction de Ariane MNOUCHKINE, un reportage de Farida Ouchani, intervenante à l'IESA et comédienne.

Samedi 19 février, nous avons, Taïdir OUAZINE et moi-même, organisé une sortie théâtre pour les étudiants étrangers de l'IESA en année préparatoire et les Mastères 1 et 2 en Politiques de Médiation socioculturelle.
Nous sommes allés voir la dernière création collective du théâtre du Soleil sous la direction de Ariane MNOUCHKINE.

Avant la représentation, des étudiants français se sont rapprochés des étudiants non francophones et ont discuté ensemble. J'étais ravie de voir les efforts des uns et des autres pour communiquer et se faire comprendre.

Faire se rencontrer les étudiants des différentes filières et cultures, susciter la curiosité des uns vis à vis des autres est une chose que j'apprécie particulièrement. Je pense que cela contribue à enrichir les esprits, pour une meilleure apréhension et compréhension de l'autre et du monde. L'école en plus de l'enseignement qu'elle dispense, est l'un des meilleurs moyens pour s'ouvrir à autrui.

Nous sommes donc allés voir ensemble le dernier spectacle du Théâtre du Soleil : l'île d'or. De quoi s'agit-il ?

Une vieille dame malade (qui représente Ariane MNOUCHKINE) est allongée dans un lit. À son chevet, un jeune homme veille sur elle. Elle est en plein délire. Elle s'imagine être au Japon. Elle s'agite, elle veut se lever mais ne peut pas, car trop affaiblie par la maladie (La Covid ?) Alors, comme pour conjurer la peur de mourir, elle imagine une histoire, elle fait comme une dernière mise en scène. La mise en scène d'une histoire dans un endroit qui n'existe pas : l'île d'or. Un lieu géré par deux femmes, la maire et son bras droit. Sur cette île, un formidable festival international de théâtre doit avoir lieu : "Le festival du présent lumineux". Des troupes venues des quatre coins de la planète vont y participer. Il faut de l'argent pour financer ce festival ; il faut de l'argent pour certains rêves, même les plus nobles. C'est l'envers du décor. Et c'est là qu'une certaine réalité va se manifester. Un complot - parce qu'il faut du conflit à résoudre dans toute fiction - va être ourdi par l'un des adversaires de la maire de l'île. Cet adversaire veut vendre des pans entiers de l'île à des promoteurs. Pourquoi ? Pour construire des hôtels de luxe, des SPA, des lieux de "bien-être", des casinos...

Il s'agit donc de détruire des sites ancestraux considérés par les humbles habitants de l'île comme des lieux sacrés, Il s'agit de faire en quelque sorte, triompher l'artificiel au détriment de la nature. La nature sauvage de la terre doit être rentable. Ici l'argent peut, soit faire perdurer le festival, soit tout détruire pour construire des lieux de bien être- artificiel- dont seuls les nantis pourront jouir. La métaphore de "prendre aux pauvres et donner aux riches" se déploie sous nos yeux. La question de l'argent et de la marchandisation de la terre est omniprésente dans ce spectacle. Mais pas seulement.

Dans ce travail collectif du Soleil, sont convoqués de nombreux désastres qui martyrisent à la fois, la planète, les gens, les relations, la création à travers l'évocation de conflits armés qui n'en finissent pas et d'autres qui émergent. Chaque troupe porte en elle le désastre de sa propre nation qui vient colorer, marquer son travail artistique. Pour exemple frappant, la troupe israélo-palestinienne composée d'un couple mari et femme (mari palestinien et femme israélienne) qui tente de créer ensemble alors qu'ils n'arrêtent pas de se disputer, chacun voulant la même chose mais pas dans la même direction et ne pouvant faire l'un sans l'autre. Voilà la situation de cette partie du monde parfaitement illustrée. Et le public rit tant les scènes sont cocasses. Nous rions d'un rire qui fait du bien pour un instant. Celui du "présent lumineux" du spectacle qui se joue sous nos yeux. Un rire pour enterrer la hache de guerre entre ces deux peuples. Le temps du spectacle.

On voit défiler les troupes, elles ont un temps limité pour créer et répéter. Le temps c'est de l'argent. Notre époque se fait comptable de tout. Le temps est compté aussi pour la maire de l'île dans le dos de qui est monté le complot grâce à son "riche ami" français. Celui- ci joue double jeu ; il s'est rallié à un riche homme d'affaire venant du Brésil. L'argent et les intérêts financiers n'ont pas de frontières, pas de limites. Il n'y a pas de nationalité prédisposée à l'avidité. Tout le monde tombe dans le désir du pouvoir que procure l'argent. Il n'y a plus la moindre morale. Les trahisons vont bon train. Il y a absence totale de vertu. Tandis que les artistes loin de ce tumulte qui se joue tout près d'eux, continuent de vouloir créer encore et toujours.

Le spectacle foisonne de références et de détails qui disent tant de choses de notre époque au présent triste, angoissant voire inquiétant. Le téléphone ne cesse de sonner. Outil qui a colonisé tout notre espace, jusque dans l'intime. Ici, il est outil de conspiration mais aussi de lien entre gens qui s'aiment mais qui sont empêchés de se voir, soit par la distance, soit à cause de la maladie. La question environnementale est abordée à travers le projet écocide des hommes d'affaire. Celle des femminicides est évoquée en une scène courte mais d'un impact que l'on n'est pas prêt d'oublier. Ce spectacle est foisonnant. Nous assistons à la fabrication du théâtre dans le théâtre : décors qui se montent et se démontent sous nos yeux pour nous rendre témoins de la fabrication de la fiction, le réel est transcendé, et nous public, acceptons et accueillons les conventions du théâtre. Et la magie opère. Voilà le grand mystère du pouvoir du théâtre.

À l'issue de la représentation, les étudiants ont eu la chance d'échanger avec des artistes de la pièce et ensuite, de manière tout à fait inattendue, avec la metteure en scène. Certains étaient contrariés de ce qu'ils avaient vu pendant le spectacle et n'ont pas hésité à interpeller Ariane MNOUCHKINE, herself !

Voilà le pari réussi de faire se rencontrer les gens, de susciter des instants intenses de discussion, de partage et d'échange. Voir des étudiants exprimer leur incompréhension et leur désaccord sur le traitement de certains sujets évoqués dans le spectacle est une bonne chose. Mon rôle en tant que chargée de cours à l'IESA est aussi d'amener les jeunes à aller voir des créations qui questionnent, des spectacles qui dérangent. Cela leur permet d'exercer leur esprit critique et d'affûter leurs arguments et aussi, de contribuer à la formation de citoyens conscients des enjeux de la culture dans toute société humaine. Finissons sur ces quelques mots extraient du texte d'Hélène Sixous, comme introduction à l'île d'Or

"Le Festival ?! Rien qu’à ce mot, les gens de Bêtise et de Guerres se mobilisent. Le bonheur ?

Quelle horreur !

Le Festival ? Non ! Pas de festival ! Tout sauf le théâtre, c’est-à-dire les voies de la liberté, et pas côtées en bourse. " 

Farida OUCHANI, Février 2022