Dans le cadre du Mastère Art contemporain XXe-XXIe siècles l’art et son marché, l’IESA arts&culture est partenaire du cycle de conférences organisé par Sotheby’s sur les grands marchands de la fin du XIXe et du XXe siècles.
Les étudiants en formation art contemporain et en Mastère pro. Marché de l'art ont participé à ces conférences et rédigé sous la conduite de Thomas Schlesser, docteur en histoire de l’art et auteur de plusieurs ouvrages, des articles sur ces marchands et leur environnement. Nous publions ici cinq de ces articles des conférences consacrées à Paul Durand-Ruel, Ambroise Vollard, Daniel-Henry Kahnweiler, Pierre Matisse et Aimé Maeght.
Conférences sur les grands marchands d'art
Les étudiants du 2e cycle et du 3e cycle Art contemporain ont participé à ces conférences et rédigé sous la conduite de Thomas Schlesser, docteur en histoire de l’art et auteur de plusieurs ouvrages, des articles sur ces marchands et leur environnement. Nous publions ici cinq de ces articles.
Après le succès rencontré l’an dernier par les conférences consacrées à Paul Durand-Ruel, Ambroise Vollard, Daniel-Henry Kahnweiler, Pierre Matisse et Aimé Maeght, nous avons le plaisir de vous indiquer que le cycle consacré aux grands marchands d’art continuera cet automne. Première conférence le 29 septembre à 19h sera consacrée à Denise René, qui dialoguera avec Jean-Paul Ameline, conservateur général au Centre Georges Pompidou, et évoquera son parcours, ses batailles et les nombreux artistes qu’elle a soutenus. Les places étant limitées, une inscription est obligatoire. Veuillez contacter Boris Grebille par mail (b.grebille@iesa.fr)
Durand Ruel et l’école de Barbizon
En 1830, Jean-Marie Désiré Durand et Marie-Ferdinande Ruel reprennent la papeterie de la famille Ruel. En plus de la vente de fournitures pour artistes, ils se spécialisent progressivement dans la collection d’œuvres contemporaines. Jean-Marie Durand commence à s’intéresser plus particulièrement à la peinture de l’école anglaise, sous l’influence de trois amis : Alfred Marsaud (aquarelliste), Claude Schroth (collectionneur de Constable et de Bonington) et John Arrowsmith (marchand qui a introduit la peinture anglaise en France).
Les Durand-Ruel jouent un rôle décisif dans la diffusion de nouveaux concepts artistiques et, sont parmi les premiers à prendre fait et cause pour le travail de l’école de Barbizon, en rupture avec l’école classique. Ces artistes travaillent le paysage de manière sauvage et primitive, influencés par des artistes de l’école anglaise. A travers leur peinture, ils s’attachent à défendre un héritage français.
C’est un peu malgré lui que Jean-Marie Durand devient véritablement marchand d’art contemporain. Theodore Rousseau, étant dans une situation financière assez catastrophique, demande à Jean-Marie Durand de le soutenir lors de ventes aux enchères. Ce dernier lui achète toutes ses toiles disponibles afin de lui consacrer une exposition personnelle. Là, débute une longue collaboration entre les Durand-Ruel et les artistes de Barbizon.
“Ils [le public, la presse et les marchands] auront beau faire, ils ne vous tueront pas votre vraie qualité : l’amour de l’art et la défense des artistes avant leur mort. Dans l’avenir, ce sera votre gloire.” Auguste Renoir, novembre 1885.
La guerre franco-prussienne force Paul à s’exiler en Angleterre afin de poursuivre son activité de marchand et de collectionneur. Il ouvre une galerie à New Bond Street où il organise une série d’expositions d’artistes modernes français (Corot, Dupré, Rousseau, etc.). Paul Durand-Ruel, pionnier des marchands à l’étranger, offre à l’école de Barbizon l’opportunité d’entrer dans les collections étrangères, et plus particulièrement en Angleterre, Écosse, Pays-Bas.
Aux Etats-Unis, des collectionneurs tel que Rockefeller s’intéressent aux collections de Paul Durand-Ruel et investissent dans l’école de Barbizon (Theodore Rousseau – Allée de Châtaignier estimé à 300 000 francs).
Sa politique de soutien de la cote de l’école de Barbizon ne s’arrête pas là. La situation économique française fragilisée par la guerre lui permet de racheter des œuvres auprès de collectionneurs français, afin de mieux les revendre à l’étranger.
Ainsi, son engagement révèle toute la richesse de la personnalité de Paul Durand-Ruel. Certes, de par son éducation et son héritage familial, il lui a été difficile de se défaire de son appréciation passéiste. Mais, il a, finalement, consacré sa vie à la découverte de nouveaux mouvements artistiques, poursuivant et transmettant la vision moderniste de son père.
Susan Pierce - Nadège Tatrinh
Un marché, deux marchands
Paul Durand-Ruel appelle Georges Petit son « rival honni » et à juste titre. En effet, ces deux hommes se sont disputé les faveurs des artistes Impressionnistes pendant de longues années. Dans une époque où le marché se développe, on voit apparaître avec cette nouvelle génération de marchands, un climat de concurrence libérale. Durand-Ruel va jusqu’à payer une mensualité aux artistes, en contrepartie de l’exclusivité de leur production. Il prônait cette exclusivité avec des contrats à l’amiable. Toutefois, cette clause était souvent mise à mal par ses concurrents, notamment Georges Petit.
Sisley est un bon exemple de l’ambigüité de l’exclusivité des artistes envers Durand-Ruel. Rappelons qu’en 1874, Paul rencontre d’importantes difficultés matérielles et abandonne financièrement les Impressionnistes. Deux ans plus tard, il frôle la ruine. Ce n’est qu’en 1880 que Durand-Ruel assure de nouveau son soutient au peintre (ainsi qu’aux autres artistes impressionnistes). Malgré cela, dans les années qui suivent, Sisley fait le sujet de nombreuses expositions chez Georges Petit. En 1891, mécontent de Durand-Ruel, Sisley décide de vendre désormais ses œuvres à d’autres marchands, dont Georges Petit. Durand-Ruel se voit donc contraint d’acheter des tableaux de Sisley à travers son concurrent. Ce renversement de situation est une grande victoire pour Petit, qui se réjouit de devancer son rival.
Qu’est-ce qui poussaient certains artistes à aller voir chez le concurrent ? Tout d’abord, l’inconsistance de Durand-Ruel face à la stabilité financière de Georges Petit. Le manque de soutien régulier s’explique en partie par le système de spéculation dans lequel Durand-Ruel s’endettait afin d’anticiper la demande. Paul a été le premier marchand à jouer sur ces phénomènes du marché de l’art. Il était un découvreur alors que Petit était plutôt un diffuseur de peintres avec déjà une certaine notoriété. De ce fait, la vraie prise de risque se fait par Durand-Ruel. Mais les fluctuations de ses moyens faisaient que, à certains moments, les artistes se trouvaient démunis et cherchaient un autre marchand pour les représenter. Evoquons également le manque de soutien moral pendant le départ de Durand-Ruel aux Etats-Unis. En 1886, James F. Sutton et l’American Art Association invitent Paul à participer à une exposition à New York. En découle un premier succès pour les Impressionnistes, mais qui n’a pas d’écho à Paris. Résultat : en mai 1887, pendant l’absence de Durand-Ruel, Petit organise l’Exposition Internationale qui réunit Monet, Renoir, Sisley et Pisarro.
Dans ce contexte de compétition, comment choisir l’un sur l’autre ? Une particularité qui distingue ces deux marchands est la relation qu’ils entretenaient avec les artistes. Il y a un côté affectif, voire protecteur, chez Paul face à ses artistes. D’ailleurs les peintres qu’il défendait devenaient souvent des amis proches comme par exemple Claude Monet. Georges Petit en revanche jouait sur un climat de séduction financière, avec une prospérité qui attirait des peintres comme Sisley à exposer dans sa galerie. Pierre Assouline décrit chez Petit une « grande galerie de 25 par 15 mètres… décorée de marbre et d’étoffe rouge… Prêt à tout pour attirer les découvertes de son concurrent chez lui. » Petit va jusqu’à songer à conspirer contre Durant-Ruel avec d’autres marchands qui veulent faire tomber son commerce. Mais ces rumeurs de complot ne font que démontrer qu’il en fallait bien plus pour faire tomber un des plus grands marchands dans l’histoire de l’art.
Florencia Chernajovsky - Alice Sanchez
Kahnweiler contre l’abstraction
“De grands amours vient la force de haïr”. Ces quelques mots suffisent à décrire le “Pape” de la peinture moderne qu’était Daniel Henry Kahnweiler. Souvent considéré comme le plus grand marchand d’art de son siècle, de par son rôle déterminant dans la naissance et la vie du mouvement cubiste, il s’illustre également par son aversion profonde et non dissimulée pour l’abstraction. “PPA” ou “Peinture Prétendument Abstraite”, c’est ainsi que Kahnweiler désigne cet art qu’il exècre : “ L’abstraction a non seulement dénaturé le cubisme en en faussant le sens, mais elle a de plus détourné de la vraie peinture les gens les mieux intentionnés”. Pour comprendre son approche il faut savoir que Kahnweiler est kantien. Il croit au caractère universel du sens de la “beauté” et définit le “beau” comme par principe, sans but et sans concept.
Pour Kahnweiler, la peinture véhicule une lecture personnelle. La création d’un nouveau langage par le biais de signes marque le génie d’un grand peintre. Or, la peinture abstraite ne s’appuyant pas sur des signes ne donne rien à lire : c’est “une pure calligraphie qui a échoué à devenir une véritable écriture avec une signification propre”. Une autre de ses positions au sujet de l’art est qu’ “un tableau non- figuratif est un non- sens”. Autrement dit, l’art ne se réaliserait que dans la figuration. “Sa fonction est de rendre compte du monde visible et de recréer le monde extérieur. Méconnaître cette vérité c’est s’engager inéluctablement dans la décoration. Un métier, certes, mais qui n’est pas celui du peintre”. Au-delà même de ces considérations techniques, Kahnweiler attend de la peinture qu’elle suscite une réaction profonde de la part de celui qui regarde : l’émotion ne doit pas être spontanée et immédiate. Impact et sens se mesurent avec le temps. Or, il notera lors de la biennale de Paris en 1959 ou encore lors de celle de Venise en 1966, qu’aucun spectateur ne se révolte ni ne se scandalise devant l’abstraction : “un parc d’attractions appelé Biennale où les enfants s’y amusent comme des fous…” !
Plus encore, c’est la frilosité des critiques et des marchands d’art de l’époque qui l’exaspère, estimant qu’il ne s’agit pas d’une question de choix mais de sélection. Un authentique marchand d’art se signale par sa faculté de refus et de rejet et non par ses complaisances. C’est pourquoi il s’érige peu à peu comme l’unique critique d’art capable de se construire contre le marché de l’art et contre l’Etat qui cautionne l’abstraction. Face à cette couardise généralisée des marchands et critiques, il se substitue à la critique en assenant : “ L’Etat n’a pas de goût”.
A son sens l’art abstrait est académique ; un art qui se sert des formes prises ailleurs en les employant soit à contresens soit en leur enlevant tout sens. La meilleure preuve que cet art est académique et officiel, il la voit dans le fait que l’Etat le protège, et que les gouvernements organisent et financent ces expositions. A ses yeux, peintures académiques du 19ème siècle et peintures abstraites se valent donc puisqu’elles ont le point commun d’avoir été choyées par l’Etat. Seul le recul devrait permettre de séparer le bon grain de l’ivraie.
Daniel Henry Kahnweiler ou comment un marchand de l’avant-garde devient hostile à l’avant-garde de la génération suivante… Difficile, ou au contraire enfantin, de comprendre cette aversion pour l’abstraction qui le caractérisera : le conflit de générations ne l’aura pas épargné. Car Kahnweiler était l’homme d’une génération. “Et il comprendra d’autant moins la génération suivante qu’il aura plus étroitement embrassé la première” (André Fermigier). Ainsi, celui qui en appelait à la révolte contre les pères de l’histoire de l’art se trouve-t-il dépassé, à son tour, par les nouveaux concepts de l’art abstrait…
Paul ALVERNHE - Christine TARPIN
« Avec Kahnweiler, c’est Picasso qui nous quitte une fois de plus » L’Humanité-Dimanche, 17 janvier 1979
Transformer un succès commercial en un succès moral, tel était la volonté d’un des marchands les plus emblématiques du XXème siècle, Daniel-Heinrich Kahnweiler (1884-1979). Défenseur d’idées révolutionnaires pour l’art de son époque, et ce contre toutes les critiques qu’il a pu essuyer durant sa jeunesse, il est, dès les premiers balbutiements du cubisme, son fervent défenseur. Voilà aussi pourquoi il lie, corollairement, son destin de marchand à celui de Pablo Picasso.
Pendant plus de 50 ans, Kahnweiler et le peintre espagnol ont construit une relation fondée sur la confiance et sur la volonté de faire valoir l’art comme une perpétuelle invention. Deux chercheurs se sont ainsi trouvés et se sont révélés l’un à l’autre, grâce à une œuvre qui marquera un tournant dans l’histoire de l’Art, Les Demoiselles d’Avignon.
Au début de l’été 1907, quelques mois seulement après l’ouverture de sa galerie, Kahnweiler se demande si son choix d’être marchand d’art n’était pas une pure folie. Son ami Uhde lui a suggère d’aller voir une toile dans l’atelier de Picasso, qui vit alors une période de grande solitude. Le fruit de ses dernière recherches, « le bordel philosophique », ne sont pas approuvées par ses camarades (que ce soit Braque, Derain, ou Apollinaire). Incomprises, peut-être. Or, lorsque Kahnweiler verra cette toile, il comprendra. Cette première rencontre sera déterminante pour les deux hommes, et pour l’avènement du cubisme : ce mouvement brise la tradition de la peinture en tant qu’illusion de la réalité. Il s’affranchit de la perspective, introduit de multiples points de vue sous des angles divers, il se concentre sur la recherche d’une solidité et d’une densité en réaction aux recherches des effets lumineux et atmosphériques des Impressionnistes. Un éclatement des volumes, une géométrisation extrême des formes du tableau qui deviennent des structures autonomes. Une révolution.
- Ce que Kahnweiler traquait dans une œuvre, c’était la nouveauté. Il voulait être le marchand des artistes de son temps – ceux qui étaient le reflet de sa génération. Ce qui implique une recherche et une mise en danger constante dans le travail de la peinture. Picasso, de trois ans son aîné, incarnait selon lui cette idée. Kahnweiler n’aimait pas ceux qui s’immobilisaient dans leurs acquis. Il demeure le premier individu à avoir saisi le génie de Picasso, il le soutiendra dans ses moments de doutes, le poussera dans ses recherches jusqu’à extraire l’essence même de la démarche cubiste, laquelle permet de saisir la dimension de chef-d’œuvre des Demoiselles d’Avignon. En un sens, c’est grâce à Kahnweiler que l’on apprécie l’œuvre de Picasso à sa plus juste valeur. Cet homme, qui a été à la fois filtre et écran du monde pour l’artiste demeure notre meilleur interprète
- Cependant, plusieurs points de discordes doivent nuancer ce tableau. En effet, Picasso et Kahnweiler traverseront des périodes de froid. Ceci est peut-être dû en partie à leur grande différence de caractère et à la possessivité dont Kahnweiler faisait preuve vis-à-vis de ses artistes. Volage, Picasso jouera bien des tours à Kahnweiler en vendant directement à des collectionneurs ou à d’autres marchands. Il faut dire que Kahnweiler ne fut pas le premier marchand de Picasso ; Ambroise Vollard l’exposa pendant ses périodes bleues et roses, et pendant les deux exils de Kahnweiler durant les guerres mondiales. Picasso mit du temps à donner véritablement l’exclusivité à son marchand, et finalement, cela coïncide avec le moment où sa notoriété est si accrue qu’il lui est bien plus simple de s’en remettre totalement à lui pour gérer les propositions incessantes de projets, les problèmes de faux qui circulent alors sur le marché, ou l’organisation d’expositions un peu partout dans le monde. Avant cela, Picasso n’a pas montré envers Kahnweiler une fidélité sans reproche, contrairement à Juan Gris
- Enfin, si Kahnweiler défendra corps et âme le cubisme, il ne démordra pas de critiques sur certaines périodes de Picasso. La période bleue, la période naturaliste, les portraits d’Olga, et plus généralement la période des années 20 ne reflètent pas pour Kahnweiler le génie du maître espagnol
- En perpétuelle évolution, Picasso se jouera de tout : « L’art est un mensonge ». C’est un des traits qui peut le différencier de Kahnweiler qui verra toujours dans l’art de celui-ci une expression autobiographique plutôt qu’un simple jeu. Et c’est justement pour cela qu’il ne soutiendra pas les périodes les moins révolutionnaires de l’artiste. Finalement, c’est donc l’éthique irréprochable de ce marchand qui forgera une relation de qualité avec Picasso. Kahnweiler sera ainsi un admirateur intelligent de l’artiste et son plus fidèle interlocuteur.
Alya Sebti - Flora Katz
Vollard : Portraits d’un marchand
« La plus belle femme du monde n’a jamais eu son portrait peint, dessiné ou gravé plus souvent que Vollard » affirme Picasso avec humour, mais bien plus qu’un simple modèle, c’est d’abord le portrait d’un ami que peignent Cézanne, Picasso, Renoir et Bonnard. Chacun s’approprie le modèle et le transpose dans son propre style, révélant ainsi différentes facettes de sa personnalité. Mais bientôt tous sont confrontés au même problème, Vollard atteint de narcolepsie, s’endort durant les séances de pose.
Cela a le don d’agacer Cézanne. Son tempérament emporté rend les 115 séances pénibles et anxiogènes. Il émane de ce portrait conservé au Musée De La Ville De Paris, une extrême nervosité. La représentation est frontale et hiératique ; on sent une certaine tension. Les yeux sont deux trous béants noirs qui retirent toute expressivité au modèle.
« L’aboutissement de l’art c’est la figure », affirme Cézanne. Picasso partage cette idée.
En 1910, Picasso exécute une série de portraits de personnalités du monde artistique. Vollard passe par le prisme du cubisme balbutiant. Dans cette toile conservée au Musée Poushkine de Moscou, on retrouve la fragmentation de la figure. De plus, Picasso qui ne souhaitait pas basculer dans l’abstraction permet au spectateur d’identifier clairement le sujet. La présentation est frontale, centrée à mi-corps, ce qui est traditionnel. En effet, Picasso sort de l’Académie il connait l’art du portrait. Le fond et la figure fusionnent, cela donne à Vollard un aspect massif. Mais au-delà de l’aspect formel, on aussi l’impression d’un flottement provoqué par les vues multiples du modèle. Là encore le regard, « miroir de l’âme » est éteint. Les paupières closes, Vollard semble en pleine introspection, méditant, se ressourçant. Afin de surmonter le problème d’endormissement, Picasso a choisit de travailler à partir d’une photo, il passa des mois à la réalisation de ce portrait.
Tandis que Picasso fige son modèle dans un certain classicisme, Renoir joue avec lui, il le met en scène. Dans le portrait de 1908 conservé à la Courtauld Institute Galleries à Londres, Renoir figure Vollard contemplant une statuette de Maillol, perdu dans ses pensées, le regard dans le lointain ; c’est sa qualité de marchand-expert qui est mise en avant mais aussi celle d’un passionné dont l’inspiration vient de directement de l’art.
« Bravo, c’est vous qui allez poser ! » dit un jour Renoir en voyant débarquer chez lui Vollard en habit de toréador. Ce portrait de 1917 appartient à la collection de la Nippon Television Network Corporation de Tokyo. Au moment de sa réalisation, Renoir est âgé et malade. Ses rhumatismes l’empêchent de peindre comme il le souhaite. Vollard est alors un homme mûr, les cheveux et la barbe ont grisonné. Il a fière allure dans son costume, il se tient bien droit et prend à partie le spectateur par son regard franc. Cette toile dégage une grande force comique. Le peintre mélange second degré et assurance. En effet, Vollard se rit de lui-même, il a l’air ridicule, engoncé dans son costume mais on sent néanmoins une grande vigueur, véhiculée, notamment, par le regard. C’est le seul portrait où l’on aperçoit de l’autodérision alors que l’on sait, à travers ses écrits, que le marchand était très critique à propos de son propre travail. Encore une fois se dégage un sentiment de force : comme un toréador le marchand lutte dans l’arène de l’art.
Même si Renoir a peint plusieurs portraits de Vollard, Bonnard devient très vite son portraitiste favori. Il le peignit au moins sept fois. Il représente le marchand dans l’intimité : ce sont des portraits sans protocole, comme des photos volées d’instants paisibles où Vollard est simplement un homme. Il n’y a pas de mise en scène comme chez Renoir mais des moments informels et personnels. Dans le portrait de 1904 conservé au Musée des Beaux-arts de la Ville de Paris, Vollard est dans l’atelier du peintre, lieu d’ordinaire caché, réservé aux amis intimes.
Dans le portrait de 1924 conservé au Kunsthaus, à Zurich, le marchand est entouré des travaux des artistes qu’il défend. Assis de manière décontractée, une certaine lassitude transparaît sur son visage. Bonnard utilise le chat afin de maintenir son modèle éveillé.
Pour conclure, mettre ces portraits en exergue permet d’appréhender à travers le regard des artistes la personnalité du marchand ; mais cela permet aussi de connaitre le degré d’intimité que les artistes entretiennent avec Vollard. Plus il y a de tableaux plus l’amitié est forte. Le regard, souligné dans chacune des toiles, devient l’attribut du marchand. C’est l’outil qui lui permet de juger et d’exercer son esprit critique. L’absence significative de regard, l’état du marchand toujours proche de l’endormissement voire dans les bras de Morphée, ramène sans cesse Vollard au monde de la rêverie et du songe et lui donne un côté romantique.
Emmanuelle Gauthey